Jean Reverdy, un peintre à trois étages par Frédérique Zahnd
Les pères de l’Eglise avaient conçu une anthropologie à trois brins : le corps, la psyché, et le coeur profond, cet endroit silencieux à l’abri des émotions, qui n’est jamais touché par le mal ; pour exposer la peinture de Jean Reverdy, il faudrait imaginer une galerie à trois étages : un étage pour le buffet, un pour le peintre expressionniste, un autre pour le peintre abstrait.
I Premier étage
Le premier Reverdy s’arrête à la cuisine. C’est un corps et un regard. Il se pose là. Il n’est pas amène - c’est là son moindre défaut. Rude et haut, il n’a besoin de personne sauf une. Un corps compact. Regard compact. Un corps comme une antenne relais qui attend et saisit ce qui se donne. Il adhère à ce qui l’entoure et n’en perd rien. Un roc, un filtre, un instrument.
Savez-vous que la boucherie appartient aux arts du Zen ? On peut découper une bête entière sans désaiguiser le fil de sa lame, parce qu’on ne force jamais, on n’est jamais à contre-fibre, à contresens, à contre-os. Voilà le grand accomplissement, analogue à celui de l’art des bouquets ou du tir à l’arc.
Jean Reverdy était apprenti boucher à 12 ans[1].
II Deuxième étage
Des anthropophages dévorés. Des violeurs torturés qui se ruent, des poings, des chairs faisandées par la violence. Bourrelées de coups, tuméfiées, violées, ouvertes. Ils se précipitent se lancent les uns sur les autres incarnant toutes les misères au premier rang desquelles la bêtise. Se coltinant dans une vallée de larmes, un cul de basse fosse. C’est là qu’on voit des tas de gens. Des entassés des déplacés des déportés des arrachés aux membres arrachés aux traits arrachés avec le fusain qui crisse sur le papier.
Ici c’est la violence, le lyrisme et l’humour.
La chair de Goya la chair de Greco.
C’est le burlesque de la Shoah.
D’autres dessins sont moins violents. Chair, appétits et intentions toujours grotesques. Des mêlées, des démêlés. Il y en a qui tombent. Il y en a qui gobent des poissons, bouffent la grenouille, avalent des couleuvres.
C’est le rêve d’un parpaillot. Un Cévenol sévère, qui s’est sauvé dans la forêt de la férocité des dragonnades. On les appelait parpaillots car leurs chemises faisaient quand ils fuyaient comme des papillons dans la nuit. Les hommes sont déterminés pour le pire ( pour répondre à l’optimisme d’Erasme, Etienne Dolet a appelé un de ses traités Du Serf Arbitre ). Un homme dont le sauveur s’appelle Trébuchet[2] (sic) n’était pas destiné à se faire de l’humanité une idée très humaniste.
III Troisième étage
Qu’est-ce qu’une peinture abstraite ? Un morceau d’éternité marqué au coin de nos sens. Ses couleurs et ses formes forcément ne peuvent rien figurer, puisqu’il s’agit de représenter l’invisible. C’est le repos des profondeurs. Malevitch et Poussin. Les plaisirs purs des grands fonds, des équations et des aplats. C’est Poussin qui cherche la composition la plus ataraxique pour ses saintes familles, dans l’arrangement du manteau rouge et bleu de la Vierge. Dans un autre tableau, au centre d’une tempête de 2 m sur 3, Poussin installe un lac modeste, que le vent ne frise même pas, et qui reflète un paisible paysage. Miracle discret, fin silence.
En 2016, cette voie nous plonge dans les profondeurs de la respiration intime, respiration de l’esprit et des cellules. Ici, des bleus azur dont les valeurs sont calculées pour provoquer et guider l’oeil vers l’invisible. D’abord un contraste bruyant entre deux rectangles, et puis soudain un autre rectangle apparaît… mais oui, plus grand et qu’on n’avait pas vu.
Deux faces. Comment les qualifer ? Sensible et intelligible ? Contingent et nécessaire ? Crime et pardon d’avance ? Ephémère et éternel ? Illusion et réalité ? Vie et mort et autre chose ? Non : insignifiant et considérable. Et le miracle par lequel ces deux faces sont saisies, tenues en respect, s’appelle la peinture. Parce que (sans jeu de mot) la peinture abstrait.
Dans une cathédrale, tous les corps de métier tentaient de rendre l’invisible visible, de faire voir le paradis, apparaître l’autre monde. La cathédrale, elle, mêlait les trois niveaux – les corps des fidèles, les histoires peintes, le bleu du vitrail – Dieu séjournait en tout.
Cet hérétique, vit donc avec une femme dont l’excellent œil redresse bien des choses. Qui ne peint qu’à ses moments perdus car les moments non perdus sont des œuvres prioritaires. Et aux yeux de Jean Reverdy tout Reverdy semble propédeutique à une seule de ses renoncules au cœur de lumière.
Frédérique Zahnd, 2016
Agrégée de lettres modernes et professeure au Gymnase de Morges (CH).
Frédérique Zahnd travaille sur les liens entre féminisme, écologie et christianisme. Critique littéraire, elle publie régulièrement dans la rubrique culture de la revue Esprit, ainsi que dans la revue La Pensée Ecologique et sur le site du Comité de la jupe (https://comitedelajupe.fr). Frédérique Zahnd est également membre d'Extinction Rebellion et collabore avec LaRevueDurable.